LE SERMENT DE CASE-PILOTE



Monsieur le maire de Case-Pilote,
Monsieur le Président du Mémorial Xavier Orville,
Chers parents et amis de Xavier,
Chère Roselyne,


Permettez moi d’abord de vous remercier de m’offrir l’occasion de réparer ce que j’ai longtemps considéré comme une trahison ou comme une désertion de ma part : mon absence à l’heure de la mort de Xavier, le 19 août dernier.

Je l’avais vu la veille de mon départ en vacances, en compagnie d’un de nos jeunes amis, Jean-Claude Alexandrine. Nous l’avions trouvé affaibli mais tellement mieux qu’à notre dernière visite, quelques jours plus tôt, que nous avons cru qu’il tiendrait le coup encore de longs mois.

Nous espérions, contre toute raison, qu’il utiliserait au mieux le magnétophone qu’il nous avait demandé pour enregistrer « à toutes fins utiles, quantité de choses  qu’il avait à dire » et que ne pouvant plus, ou, plutôt, ne « pouvant pas encore écrire », ce sont ses propres mots, il voulait confier aux bandes magnétiques.

Quand, à mon retour du Vénézuéla, deux jours après son enterrement, j’ai trouvé sur mon répondeur plusieurs messages, dont trois ou quatre de Camille Darsières, de Guillaume Suréna, de Claudie Alexandrine, d’Éric Orville, d’Hector Elisabeth, s’étonnant de ne m’avoir vu ni à la veillée ni à l’enterrement de Xavier, j’ai été incapable d’en dire un mot, y compris à ma propre épouse.

J’ai traîné pendant plusieurs jours cette impossibilité physique de parler de Xavier avec qui que ce fût, tant j’étais accablé par le sentiment d’avoir pêché contre l’amitié en choisissant égoïstement mes vacances plutôt que l’assistance à un ami sur son lit de mort.

Merci donc de me permettre de lui rendre, à l’occasion du premier anniversaire de sa mort, l’hommage que lui devait un de ceux qui croient pouvoir se flatter d’avoir été un des ses plus vieux amis et l’un de ses plus fidèles lecteurs, sinon l’un des plus avertis.

Mon cher Xavier,

Dans ce cimetière où tu reposes non loin du premier de nos condisciples à nous avoir quittés, ton oncle Saint-Just Orville, qu’on prenait pour ton frère (on vous appelait, Jadis, « les frères Orville ») mort, à quelques jours près, cinquante ans avant toi, et sur la tombe duquel j’ai fait porter, il y a déjà plus d’un demi-siècle, cette petite plaque qui y est encore, je sais bien que ce que tu attends de moi, ce n’est pas un panégyrique –tu détestais le genre- ni une prosopopée.

Ce n’est d’ailleurs pas à toi que j’aurais l’outrecuidance de faire le coup, à toi qui sus mieux que personne faire parler aux morts la langue des vivants quand tant d’autres se plaisent à faire parler aux vivants la langue de bois qui est le langage des morts.

Ce que tu attends de moi ce n’est pas davantage une évaluation critique de ton oeuvre littéraire ni une justification pointilleuse de notre présence ici. Plusieurs de nos amis communs, ceux de la génération d’avant nous et ceux des générations d’après, dont certains ont été nos élèves avant de devenir nos amis et parfois nos maîtres, je pense à Guillaume Suréna, à Pierre Philippy, à Lambert Félix Prudent, à Roger Parsemain, sont mieux placés que moi pour ce travail auquel nous entendons bien les convier et au besoin les convoquer le moment venu.

À moi revient une tâche à la fois plus humble, plus intime, à quoi je n’ai pas cessé de penser depuis que Roselyne m’a fait l’amitié de me proposer cette intervention.

C’est l’évocation de cette longue complicité née en en octobre 1943, sur les bancs du Lycée Schoelcher, dans la Martinique qui venait de se libérer de l’Amiral Robert mais pas de la grande misère dans laquelle elle continuait de vivoter..

Une complicité qui s’est consolidée et développée dans les salles d’études, les réfectoires et les dortoirs de l’Internat, quand nous avons rencontré la politique avec nos deux premiers maîtres, notre professeur de lettres, le merveilleux Aristide Maugée, et notre premier mentor en politique, Piquet Sylvère, à peine plus âgé que nous mais dont l’autorité naturelle et le rayonnement faisaient le chef incontesté de notre « petite bande » de privilégiés qui s’appelait pompeusement « Cercle Charles Péguy de l’Union de la Jeunesse Républicaine de France », (le nouveau nom de l’ancienne Jeunesse Communiste). Ce qui suffit à indiquer à la fois notre ambition, notre ignorance et notre inconscience.

C’est la réaffirmation de la solidarité exemplaire et de la fraternité, sur tous les plans, entre des adolescents qui n’avions pas quatorze ans, lors de nos premiers combats quotidiens au Lycée et dans les rues de Fort de France, dans nos coups de foudre pour la poésie de Césaire ou… pour le Club Colonial du père Ferriez Elisabeth.

Mais si cela seul pourrait justifier notre présence ici, devant cette tombe, nous voulons aussi en faire un geste plus symbolique et plus essentiel.

Je tiens ce mémorial organisé par Roselyne et par quelques uns de tes amis, avec le concours de la municipalité de Case-Pilote, pour le premier pas de la longue marche que nous prenons l’engagement de mener aussi loin que nous le permettront les forces que nous aurons su mobiliser pour la reconnaissance d’un grand romancier, d’un grand moraliste, d’un grand intellectuel et puis, tout simplement, d’un grand Martiniquais.

Notre association devra prendre en charge, sans complexe ni état d’âme, la promotion de son œuvre. Ce qui était interdit à Xavier ou plutôt ce que lui interdisait la conception qu’il avait de la littérature et de ses rapports avec le public.

Nous devons, nous, construire autour de cette œuvre un réseau d’amitiés et disons le mot, de complicités agissantes, dans tous les milieux qui comptent dans ce pays, en France et à l’étranger.

À l’Université d’abord, bien entendu, où l’on a été si ingrat avec lui, à l’École ensuite pour laquelle il a tant fait avec Yvon Leborgne au CRDP, auprès des Maisons d’éditions, dans les médias, dans les revues spécialisées ou dans des publications plus modestes, en utilisant chaque fois que nous le pourrons les moyens que nous offrent aujourd’hui les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication.

Si notre manifestation d’aujourd’hui doit avoir un sens, c’est celui de l’engagement. Un engagement que je proposerais d’appeler le serment de Case-Pilote, tant me paraît essentiel ce premier mémorial Xavier Orville.

Nous jurons de tout mettre en œuvre pour réparer une injustice, pour en finir avec cette iniquité, qui fait que Xavier est loin d’avoir eu de son vivant toute la reconnaissance qu’il mérite, tout le respect auquel il peut légitimement prétendre, toute l’admiration à laquelle il a droit pour une œuvre d’une incomparable richesse mais, il est vrai, rebelle à toute compromission.

Parce qu’il refusait obstinément de passer par les fourches caudines de ceux qui font les carrières littéraires, parce qu’il n’a jamais accepté les petites vilenies qui font les grandes réputations, il s’était imposé un isolement que symbolisait sa retraite à Case à Gros Vents, loin des micros et des caméras, loin du grenouillage des salles de rédaction et de l’agitation factice des plateaux de télévision. Un isolement qui lui a permis de produire quelques unes des œuvres majeures de notre littérature mais qui n’a guère contribué à leur diffusion.

Sans violer cette réserve et cette discrétion qu’il pratiquait comme une religion, il nous faut, au besoin malgré lui, le sortir de cet isolement qu’il a d’une certaine manière cultivé au point de passer pour un aristocrate ou, plutôt, pour un « comparaison », lui, le plus spontané et le plus ouvert de nos grands intellectuels. Il nous faut tout faire pour l’aider, « grâce à la mort, à régler ses comptes avec le destin », pour que soit mieux connu et mieux apprécié l’un des plus grands et des plus authentiques écrivains martiniquais de notre vingtième siècle.

Edouard de Lépine, Case-Pilote, Lundi 19 août 2002