Interview accordée à Patrick Saingainy pour Antilla

POUR LÉO ORVILLE

UN PASSIONNE DE L’ECOLE

Q. - Pour les nouvelles générations, pouvez-vous présenter Léo Orville (l'homme -ses qualités, sa part d'ombre-, ses études, ses fonctions, son appartenance politique, son action, le Martiniquais qu'il était en une époque charnière)?

R.- Un excellent exemple de ce qu’était un élève sérieux, un étudiant brillant, un Inspecteur de l’Éducation Nationale rigoureux, un Directeur d’École Normale respecté malgré sont tout jeune âge (je crois qu’il a été pendant longtemps le plus jeune directeur d’EN de France.)

Je suis de ceux qui, à cette époque, à la fin des années 1940, admiraient les élèves brillants, en particulier ceux qui brillaient en lettres et en philosophie. Leurs noms ne disent plus grand chose aux nouvelles générations. Ils nous donnaient envie que dis-je, la rage d’apprendre. Qui a seulement entendu parler de ces prix de philo extraordinaires que nous tâchions d’imiter et que nous rêvions d’égaler : Piquet Sylvère, Marcel Lucien, Jean-José Clément, Orville Léo.

Pour eux, l’école n’était pas l’école de l’échec. C’était la clé du succès. Je lui suis particulièrement reconnaissant de m’avoir inculqué cette idée et de m’avoir aiguillé vers la préparation de l’École Normale Supérieure de la Rue d’Ulm, bien qu’il fût de Cloud, et de m’avoir choisi le Lycée Lakanal. Ce n’était peut être pas la meilleure khâgne pour intégrer l’École. Mais du point de vue matériel, du point de vue du confort des étudiants, à l’époque, c’était certainement le meilleur internat de France. Il a été mon correspondant –un correspondant précieux- pendant mes trois années d’hypokhâgne et de khâgne.

Q. _Quel était son sacerdoce (je pense à sa croyance fondamentale en l'Ecole de "Jules Ferry" et à la laïcité)? Pourquoi a t-il choisi la voie socialiste et non communiste? Dans quelle condition et pourquoi est-il parti de sa Martinique?

R.- Je ne sais pas si c’était un sacerdoce. Ce n’était pas le vocabulaire de ce laïc intransigeant. Mais c’était un passionné de l’école. Je crois qu’il aurait tout sacrifié au succès de cette école, notamment de l’école primaire. Il aimait à répéter ce mot primaire que méprisaient les petits bourgeois et même ceux qui ne l’étaient pas : «primaire = premier, tu comprends ça ? La base de tout, le fondement. Les maîtres, les bons maîtres c’est la clé de tout, est ce que tu comprends cela ? Si ou pa konpran sa ou pa konprann an patate, ti mâl ».

Je n’étais pas toujours d’accord avec lui sur ses options syndicales dans l’enseignement ni, bien entendu, sur ses choix politiques. C’était un grand admirateur de Jaurès, de Blum, de Symphor, le maire de la commune (mais pas tellement de Véry, si je me souviens bien). Moi, j’étais un jeune communiste. J’admirais Lénine, Staline (eh oui), Thorez, Duclos, et naturellement Césaire. Lui aussi admirait Césaire, le poète, l’orateur dont il pouvait réciter des tirades entières, mais détestait le PC. C’était un bon élève de notre prof de philo, Edmé Joseph-Henri dit Gros Jo, qui était alors secrétaire fédéral de la SFIO Mais j’appréciais trop l’ami, le brillant élève, puis l’enseignant exemplaire, pour lui en vouloir longtemps, même après une engueulade homérique. Je vous signale que son frère Saint Just Orville et son neveu Xavier Orville, mes copains de classe, appartenaient tous deux au cercle Charles Péguy de l ’UJRF (Union de la Jeunesse Républicaine de France - c’était le nom de la Jeunesse Communiste). du Lycée Schoelcher.

On a dit qu’il était « comparaison ». Non, je ne crois pas. Sûr de lui, oui. Un peu distant, peut-être, avec ceux qu’il ne connaissait pas. Incroyablement chauvin, oui (comme tous les clubistes d’ailleurs) et comme presque tous les Pilotins de ma connaissance. Ce Pilotin n’était jamais aussi à l’aise que parmi les pêcheurs de sa commune qui étaient, selon lui, les meilleurs, comme l’étaient les foot-balleurs, les nageurs, les rameurs et… les jeunes femmes de Case Pilote (il avait une jeune sœur très belle, dont l’étais amoureux fou). Le sénateur Roger Lise, ancien maire de Case-Pilote qui a été l’un de ses plus proches amis, vous confirmera qu’il était jaloux de sa commune.

Q.- Quelle mise en relation feriez-vous entre Léo Orville et son cousin germain Gaston Monnerville?

R.- Je sais qu’il admirait beaucoup Monnerville. Cela me surprenait. Jeune communiste, à l’époque, ou militant trotskiste, le président du Sénat n’était pas ma tasse de thé. Nous avons dû avoir quelques engueulades à ce sujet. Mais Léo n’était pas rancunier. Je ne savais d’ailleurs pas qu’ils étaient parents, le Président Monnerville et lui. J’ai appris cela très tard, à l’occasion de l’inauguration de la Place Monnerville à Case-Pilote. J’ai cru comprendre que Monnerville l’avait aidé à déjouer le complot des salopards qui avaient voulu lui faire appliquer l’ordonnance du 15 octobre. Cette ordonnance qui permettait à un préfet de déplacer n’importe quel fonctionnaire, sans avoir à lui fournir la moindre explication. Grâce au Président du Sénat, il aurait trouvé assez facilement un poste à sa mesure en Afrique. Je ne suis pas sûr que cet exil africain ait été une bonne chose. Pour lui, peut-être. Pas pour l’école à la Martinique.

Que retiendrez-vous de l'homme, de son message?

Un dévouement exemplaire à son métier d’enseignant. Je regrette beaucoup qu’il n’ait pas fait ce que je lui ai suggéré maintes fois : écrire ses mémoires de « la laïque ». Il avait curieusement tourné le dos à l’écriture qu’il avait pratiquée avec tant de bonheur dans ses jeunes années. Je me souviens lui avoir proposé de l’interroger, devant un magnétophone, sur sa vie de lycéen, d’étudiant, d’Inspecteur de l’Éducation Nationale, de Directeur de l’École Normale, de philosophe qui avait sur notre destin de Martiniquais des idées que je ne partageais pas toujours mais qui n’étaient jamais médiocres… sans oublier ses exploits d’ailier gauche, junior, du Club Colonial qui nous faisait rêver, le jeudi après-midi à Desclieux.

Je regrette qu’il ne l’ait pas fait comme il avait fini par en accepter l’idée, un jour de blues, sans doute. Mais je n’arrive pas à croire qu’il n’ait laissé ni carnet(s) de notes, ni ébauche d’esquisse d’essai, au moins sur l’éducation.

Le Robert, 15.07.08

Edouard de Lépine